Actualités de DSI Blog de Joseph HENROTIN

De Vincent Desportes, des médias et de la défaite de l’esprit

(© Ivan Kruk/Shutterstock)

Dans un article posté en début de soirée dimanche 2 mars, Jean-Dominique Merchet revient sur l’agacement suscité par les prises de position, dans les médias, de Vincent Desportes. Rien de bien neuf là derrière : V. Desportes est vu comme l’archétype du PEAP (le mauvais, suivant la définition quelque peu folklorique donnée par Carl), un franc-tireur qui n’a manifestement pas sa plume en poche.

Fact checking

Un peu de fact-checking ne fait cependant pas de tort. A commencer par le fait que VD n’est pas en deuxième section (ah ! cette deuxième section qui alimente tant de fantasmes autour des nouveaux « profiteurs de guerre » !) mais en retraite (1). Horresco referens – tant ce qui est américain peut paraître suspects dans nombre de cercles – il est « nourri de culture stratégique américaine« . S’il la connait effectivement très bien (Anatomie d’une puissance et Le piège technologique le démontrent), connaissance ne veut pas dire application. C’est lui qui a également fait publier trois volume sur et de Foch et qui n’hésite jamais à souligner les errements américains…

Alors, est-il engagé une « croisade autour d’une idée : défendre les effectifs de l’armée de terre en dénonçant tout ce qui, à ses yeux, contribuent à les réduire » ? C’est un peu plus compliqué que cela. Le point focal de VD n’est pas l’armée de Terre : c’est la puissance de la France : ne l’entraînons pas dans une guerre des boutons plus qu’il n’y est déjà. Certes, ses positions peuvent effectivement le conduire à critiquer la Marine ou l’armée de l’Air.

Reste que c’est surtout sur la dissuasion qu’on l’a entendu : pas pour demander de l’éliminer, mais pour souligner qu’elle n’est pas grand chose sans capacités conventionnelles. Nuance de taille. Quant à la question de la haute technologie, c’est surtout une « juste technologie » qu’il réclamait, notamment dans Politique étrangère.

Et quant à dire que les effectifs de l’AdT sur les TOE sont insuffisants, il se trouvera peu de praticiens et d’analystes qui, le plus souvent en privé, ne le reconnaîtront pas. Au Mali, les djihadistes reviennent dans le nord. En RCA, « sortir de Bangui » est devenu un mantra plus qu’une capacité durable. Que l’on fasse avec ce que l’on a est une chose, que l’on nie les évidences en est une autre.

La catastrophe est-elle dès lors proche ? On passera sur le « Philippulus » – le prophète dérangé de L’étoile mystérieuse dans les aventures de Tintin – qui n’a pas vraiment sa place dans un article d’information. Reste qu’effectivement, on demande de plus en plus aux forces, avec des moyens toujours plus réduits, dans une évidente distorsion stratégique. Les lecteurs de DSI ont suffisamment lu sur le sujet pour savoir de quoi je parle. Un dernier point, également, sur l’erreur qui aurait consisté à ce que VD dise des « choses (…) parfois fausses » : sept semaines avant la chute de Kadhafi, personne – pas plus lui qu’un autre analyste, y compris moi qui travaille sur la puissance aérienne – n’avait de boule de cristal.

Compter les « erreurs » des uns et des autres après qu’une opération soit terminée est commode mais ne reflète pas, et c’est une faute méthodologique, le brouillard de la guerre dans lequel tout le monde était alors (même à Poggio Renatico, ceci dit) : les milices anti-Kadhafi, qui jouaient le rôle de forces terrestres dans l’opération, n’étaient pas des plus performantes militairement. Et il n’est que de voir ce qu’est devenu la Libye pour se dire que si l’on a atteint les objectifs assignés, les espoirs d’une stabilisation à long terme se sont évanouis.

De l’analyse militaire sous les projecteurs

Alors, est-ce vraiment des « excès regrettables » ? L’analyse militaire n’est pas une science exacte. Ce qui me conduit à quelques observations sur le traitement des questions de défense dans les médias. Durant plusieurs années, grosso modo de 2003 à 2012, je suis fréquemment intervenu en presse écrite, radio ou télévisée, sur les questions militaires. Je ne le fais plus que rarement, avec certains journalistes et dans certaines émissions. Pourquoi ?

D’une part, parce que les questions posées sont fréquemment non seulement basiques mais répétées en boucle d’une intervention à l’autre, parfois sur la même chaine ou dans le même journal, à quelques heures d’intervalle. Dans ces conditions, il est virtuellement impossible, dans la plupart des médias et de par la structure même des espaces ouverts, de construire un débat nuancé qui puisse avancer un tant soit peu.

D’autre part, il faut ajouter à ce biais de la répétition des évidences (et non, on ne sait pas encore comment ça va se finir…) celui de la contraction du temps : l’espace temporel de parole est réduit à quelques minutes tout au plus. C’est en particulier le cas dans des « débats » où la foultitude des invités « fait bien » dans la présentation mais ne leur laisse que peu de temps pour analyser des choses pour le moins complexes. C’est l’une des raisons pour lesquelles les théoriciens de la résilience prônent l’usage des médias écrits plutôt qu’audiovisuels pour une information correcte en qualité et en quantité.

A cela, il faut ajouter d’autres problématiques. Dans nos rédactions hexagonales, le journaliste de défense (ou celui en charge des affaires de défense, une fonction parmi d’autres problématiques dans des journées de plus en plus stressantes, réduction des lectorats oblige) est souvent franco-centré. Dès qu’il est question de conflits et de leur appropriation d’un point de vue intellectuel, il est souvent dépassé, ce qui le conduit à faire systématiquement appel aux mêmes experts, souvent même des journalistes de défense… franco-centrés.

C’est évidemment paradoxal : on n’a jamais publié autant sur les questions de défense (voir l’article d’O. Schmitt dans DSI n°100) et l’on ne peut pas dire que l’art de la guerre soit inabordable. Le Bréviaire de stratégie du regretté H. Coutau-Bégarie se lit en quelques heures et formule le minimum minimorum en la matière. Les exemples de bons ouvrages d’introduction ne manquent pas (de fait, il sont parfois en anglais…).

Mais comme les études stratégiques/études sur la guerre ne sont pas structurées en tant que domaine académique en soi, la formation des journalistes (qui ont pourtant des cours d’économie, de science politique ou de politique internationale) en pâtit nécessairement. In fine, le « journaliste de défense » est surtout quelqu’un qui est un passionné et qui s’est formé sur le tas, par la lecture, les conférences et les rencontres.

Les « experts », dans pareil cadre, sont indispensables : il ne s’agit pas seulement « de faire bien » pour le lectorat ou le spectateur, c’est surtout une question de pertinence pour le journalisme lui-même, et même une question de survie. Que n’a-t-on parfois lu comme bêtises et d’erreurs grossières dans la presse généraliste ! Les inclinations pour le « pédagogique » et la « vulgarisation » sont, de ce point de vue, problématiques, parce qu’elles sont surtout entendues par le journaliste lambda comme des « simplifications », ce qui en est à la fois l’anti-thèse et, au 21ème siècle, une défaite de l’esprit.

Aussi, lorsque l’on reproche à Desportes de manquer de nuances, sans doute faut-il prendre en compte l’ensemble de l’équation et de se rappeler d’un principe statistique élémentaire : garbage in, garbage out. Des questions insipides et sans nuances appellent parfois à devoir taper sur le clou.

Joseph Henrotin

(1) Financièrement, être en 2S revient à toucher sa retraite et à pouvoir être rappelé. Etre en retraite revient à ne pas pouvoir être rappelé.

À propos de l'auteur

Joseph Henrotin

Rédacteur en chef du magazine DSI (Défense & Sécurité Internationale).
Chargé de recherches au CAPRI et à l'ISC, chercheur associé à l'IESD.

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